Holcimisation partout, justice nulle part !

La guerre des mots est déclarée ? Introduction à une nouvelle notion

A l’heure où notre ami et camarade Jérémy* est détenu préventivement de manière abusive, à l’heure où les manifestantExs de Sainte-Soline se font tabasser, gazer et mutiler, à l’heure où les résistances anticapitalistes et écologistes sont qualifiées avec violence et absurdité d' »écoterrorisme », à l’heure où les dominants et leur justice façonnent le vocabulaire en fonction de leurs intérêts propres, pour préparer le terrain de la répression brutale et aveugle, à nous de lutter avec nos modes d’action, nos discours et nos mots. La guerre des mots est déclarée ? A nous de riposter !

  1. Définition : qu’est-ce que l’holcimisation ?

Une définition générale peut être formulée comme telle : l’holcimisation est le processus continuel par lequel le système capitaliste opère afin que ce qui est illégitime soit considéré comme légal et que ce qui est légitime soit déclaré comme étant illégal. Dans le cas précis de la lutte écologiste, l’holcimisation est le phénomène par lequel des actes illégitimes, c’est-à-dire fondés par des intérêts particuliers au détriment du vivant et des êtres humains, sont maintenus légaux. Et inversement, phénomène par lequel des actes légitimes, dans l’intérêt du bien commun environnemental, sont maintenus illégaux.  En analysant les situations d’holcimisation, on constate quasi systématiquement que l’écart entre le légitime et le légal profite à des intérêts particuliers et puissants (singulièrement mais pas seulement, des grandes multinationales), alors que la réduction de cet écart est défendue par des initiatives, des groupes ou des règles qui promeuvent la sauvegarde du bien commun (défense du vivant, droits sociaux, environnementaux, humains et du travail).

  • L’holcimisation, ce sont des multinationales agroindustrielles qui peuvent impunément exploiter les sols et s’accaparer les ressources alors que les résistances paysannes sont criminalisées.

  • L’holcimisation, ce sont les banques suisses qui investissent dans les énergies fossiles alors que les occupations et les actions de dénonciation sont empêchées.

  • L’holcimisation, ce sont les milliardaires qui utilisent leur jet pour un oui ou pour un non alors que les blocages par des militant.exs subissent la répression.

  • L’holcimisation, ce sont les fabricants de ciment qui détruisent des écosystèmes et contribuent au réchauffement climatiques alors qu’une ZAD est évacuée et que Jérémy* est emprisonné.

Le terme d’holcimisation a été forgé à partir du nom de la multinationale suisse Holcim, qui offre un exemple typique de ce phénomène.

Illégitime et pourtant légale

Dans le cas d’Holcim, il y a peu de doutes quant à l’illégitimité d’un certain nombre de ses pratiques qui apparaissent « parfaitement » légales. Avec 7 milliards de tonnes de CO2 rejetées dans l’atmosphère depuis 1950 [1] et 1.3 millions rien que pour l’année 2019 [2], cette entreprise est le premier pollueur de Suisse. Greenpeace Suisse a ainsi documenté de façon approfondie des actes graves de la part d’Holcim. L’ONG a recensé « 122 cas de pollution environnementale et de violation des droits dans 34 pays » [3]. Elle déplore le fait qu’il n’existe pas de « règles contraignantes permettant de mieux protéger les humains et l’environnement des activités d’entreprises actives au niveau mondial ». Les marchés camerounais inondés de poussières fortement toxiques qui attaquent les biens des populations et leur santé… les polluants qui s’insinuent jusque dans les maisons indiennes et qui exposent leurs habitants à des problèmes de santé majeurs… cette ville brésilienne entièrement recouverte d’une couche de poussière… autant de situations graves dont Holcim est directement responsable. Légalement, la multinationale est inattaquable sur ces points. Et pourtant, personne n’aura l’idée de contester que ce mépris des droits et de la santé de milliers de personnes est illégitime. 

Légitime et pourtant illégale

La lutte contre la destruction du vivant est une cause majeure de notre époque dont la légitimité est incontestable. L’industrie du béton accélère l’artificialisation des sols, aggrave le réchauffement climatique et réduit à une portion de plus en plus congrue le territoire laissé à une agriculture de qualité et à une biodiversité en bonne santé. En tant que géant du béton, Holcim est donc logiquement devenue une des cibles principales du mouvement pour la défense du climat en Suisse. C’est pour endiguer un projet du cimentier que se crée en 2020, sur la colline du Mormont, la première ZAD de Suisse. Quelques mois durant, des militantExs s’installent dans une maison abandonnée sur le futur site d’excavation et occupent le terrain avec des cabanes, des constructions et des barricades. D’octobre 2020 à fin mars 2021, iels vont faire de cette ZAD le symbole suisse de la résistance climatique, protégeant en particulier les orchidées dont la variété et la diversité faisaient une spécificité précieuse du site. Déclarée hors-la-loi, cette occupation sera brutalement stoppée le 30 mars quand les forces de l’ordre déploieront 600 policiers pour évacuer le site,  ce qui représente l’opération de maintien de l’ordre la plus grande en Suisse depuis les manifestations altermondialistes du début des années 2000. La légitimité de cette occupation s’est construite alors que les divers moyens légaux permettant de défendre la colline et sa biodiversité n’avaient rencontré aucun écho. Quand les moyens légaux sont inopérants, la légitimité d’autres moyens s’impose sans conteste. Mais, on l’a vu, aux yeux d’une justice acharnée contre les zadistes arrêtéExs, cette légitimité ne vaut rien, ou pas grand-chose. Car cette justice cherche toujours à maintenir la contestation dans les carcans de l’acceptable pour les intérêts dominants, et tout ce qui s’en éloigne est réprimé aveuglément.

  1. Les enjeux autour des limites du légal et du légitime

Les luttes autour de la redéfinition des contours de ce qui est (il)légal et (il)légitime illustrent clairement les enjeux autour de l’holcimisation. Plusieurs cas sont possibles.

  1. En jouant sur le légal : 

Réduction de la distance entre le légal et le légitime 

Récemment, une plainte a été déposée contre Holcim par des ONG et par les habitantExs de la petite île indonésienne de Pulau Pari. En raison de la montée des eaux provoquée par le réchauffement climatique, leur île a perdu 11% de terres sur les onze dernières années et elle est exposée à de plus en plus d’inondations. Holcim est considérée par les plaignantExs comme co-responsable de ce réchauffement. Iels demandent des dommages et intérêts à la multinationale cimentière zougoise [4]. Jusque-là, les pratiques climaticides restaient quasiment toujours impunies, malgré que leur caractère écocidaire ne faisait plus de doutes depuis longtemps. Ce qu’essayent les habitantExs de Pulau Pari, c’est de rendre illégal ce qui est illégitime.

Une telle initiative est une première en Suisse. Cette plainte vient à la suite d’une opération similaire aux Pays-Bas, où Shell a été condamnée à réduire de 45% ses émissions de CO2 [5]. Une autre affaire est en cours en Allemagne, où un paysan péruvien a déposé une plainte, jugée recevable par la justice allemande, contre le géant de l’énergie RWE, qu’il accuse d’être responsable de la fonte de glaciers andins [6]. Dans ces affaires, qui restent rares mais qui pourraient bien se multiplier, la justice pourrait donner raison à des David climatiques face à des Goliath hyper-polluants.

Maintien de l’écart entre le légal et le légitime

Mais on imagine aisément que ces Goliath ne vont pas rester les bras croisés et qu’ils vont faire tout leur possible pour protéger leurs bénéfices. Et, en bons géants qu’ils sont, ils ont des moyens gigantesques, qui peuvent se concrétiser de diverses façons : les multinationales dont nous parlons disposent d’armées d’avocats qui leur permettent d’augmenter leurs chances de remporter leurs procès mais aussi de jouer sur la procédure, de la faire durer, ce qui souvent coûte très cher à des plaignantExs dont les moyens sont nettement plus faibles, et peut finir par les affaiblir et les décourager. Ces puissants secteurs polluants disposent aussi de lobbyistes très efficaces qui tiennent souvent la plume du législateur et sont souvent les vrais rédacteurs de pans entiers de lois. Leur rôle a été maintes fois démontré, et leur influence est redoutable.

Dans le cas de la Suisse, l’initiative « Pour des multinationales responsables » aurait permis de progresser dans la régulation des activités des grands pollueurs. Cette initiative visait à forcer les entreprises basées en Suisse d’intégrer de manière contraignante les droits humains et les normes environnementales dans leurs activités économiques à l’étranger. Il s’agissait là aussi d’une tentative pour rapprocher l’illégitime de l’illégal. Le risque était grand pour Holcim et d’autres de voir aboutir cette initiative. De nombreux moyens de communication ont alors été mis en œuvre pour réduire ce risque et l’initiative a finalement été rejetée d’un rien en novembre 2020. Le Conseil fédéral et le Parlement s’étaient opposés à l’initiative, proposant un contre-projet n’imposant aucune contrainte aux pollueurs. Il ne fait pas de doute que leur oreille fut très accueillante au discours des multinationales en tête desquelles se présentait Holcim, la plus délétère d’entre elles. La campagne contre cette initiative avait été menée par Economiesuisse, avec des moyens considérables, mettant en place une stratégie redoutable sur les petits cantons conservateurs, qui s’est finalement avérée gagnante. Pour cette fois-ci encore, les multinationales, épaulées par les autorités, ont réussi à maintenir dans la légalité des actions illégitimes.

  1. En jouant sur le légitime : 

Réduction de la distance entre le légal et le légitime :

En mars 2023, Jérémy*, jeune militant pro-climat, est arrêté par la police, soupçonné d’avoir participé en janvier 2022 à un sabotage sur une gravière d’Holcim. Il aurait incendié deux véhicules légers et endommagé un engin de chantier. Depuis l’évacuation de la ZAD du Mormont, le mouvement pro-climat s’est retrouvé face à une évidence. Les divers moyens de protestation légaux et pacifiques ont prouvé leur inefficacité. Manifestations, appels aux politiques, conscientisations, multiplication des rapports scientifiques, réaffirmations de l’urgence climatique, organisation de conférences, occupations pacifiques… rien ne produit la moindre évolution significative. Malgré l’évidence qu’il faut une réaction à la mesure des enjeux, rien ne bouge et les mesurettes qui servent d’alibi aux politiques ou aux entreprises ne sont évidemment pas de nature à modifier quoi que ce soit. C’est dans ce contexte que le recours au sabotage a nettement gagné en légitimité. « Face à l’urgence climatique, les militants climat ont conscience qu’ils ne peuvent plus se contenter de protester poliment » constate le média écologiste Reporterre [7]. Les témoignages de soutien à Jérémy* illustrent ce glissement progressif vers l’acceptabilité d’un niveau de confrontation plus élevé. Une députée vaudoise rappelle à son propos que cet acte (et tant d’autres avec lui), « c’est de la légitime défense ».

Maintien de l’écart entre le légal et le légitime

De nouveau, les moyens des « tenants de l’illégitimité »[8] sont énormes. Aujourd’hui, sur le terrain de la légitimité, leur armée n’est pas tant juridique. Elle est plutôt médiatique et politique. Les émissions de plateau, qui glosent sur l’actualité, de préférence si elle peut être présentée de façon sensationnelle et polémique, sont une donne relativement récente du paysage médiatique. Les chaînes d’info françaises sont devenues des incontournables de cette tendance. Et elles sont très suivies en Suisse romande. Les plateaux multiplient les invités, les « experts » et les chroniqueurs qui n’ont souvent pas eu l’occasion de préparer leur sujet et se contentent de discours usés qui instillent dans l’esprit de leur public l’idée qu’il y a dans ces déclarations de la vérité et du bon sens, souvent doublés d’une peur chronique de l’autre. On sait à quel point, en France, ces chaînes sont assujetties aux intérêts des grands groupes financiers et industriels [9]. Le discours, la plupart du temps présenté sans contradiction, présente les actions militantes comme hautement illégitimes. Et son martèlement enfonce sans arrêt le clou, à tel point qu’il n’est même plus nécessaire de le justifier. Cette stigmatisation du militantisme devient dans ces cercles une idée convenue, qui se propage dans la société.

Un certain nombre de personnalités politiques écument aussi ces plateaux pour servir d’étais à ces discours. La question n’est pas de savoir si on fait de l’information ou de la désinformation… ni de s’interroger sur le rapport à la vérité. Ces dernières semaines, en particulier à l’occasion de la manifestation de Sainte-Soline (et de sa répression sanglante) et du mouvement contre la réforme des retraites, de nombreux gouvernants français se sont succédés sur les plateaux, à la tribune de l’Assemblée nationale ou dans les commissions parlementaires pour asséner leurs mensonges, le plus souvent démontés par les fact checkers ou par les images et témoignages diffusés par les médias indépendants. Mais on sait aujourd’hui à quel point la confrontation avec ses propres mensonges n’a plus d’impact sur ces politiciens. Le personnage joué par Steve Buscemi dans la série « Boardwalk empire » disait à son acolyte dès le premier épisode : « En politique, règle numéro 1 : ne jamais laisser la vérité gâcher une belle histoire ». C’est ainsi que l’action militante, radicale ou non, est stigmatisée par de nombreuses personnalités politiques, de nouveau sans jamais prendre la peine de dévoiler l’argumentation qui soutient ces allégations. Et c’est la même logique de polémique à tout prix, certes dans des proportions encore faibles, qui se propage en Suisse romande, encouragée par la porosité entre les médias français et suisse-romands.

L’alliance entre les journalistes de cours et les politiques : la collusion des nouveaux chiens de garde

Très récemment, une action d’activistes a eu lieu à Genève : iels ont bloqué plusieurs jets privés à Palexpo dans le cadre du salon de l’aviation d’affaires (EBACE). Ces militantExs demandaient l’interdiction des jets privés. 

La télévision locale (Léman bleu) a bien évidemment couvert l’affaire, qui a fait grand bruit dans le canton. Mais quand on examine la manière dont elle a traité ce thème, on constate que, sur trois sujets, aucun ne s’attarde sur la cause défendue par les activistes, qui est pourtant documentée et que des communiqués de presse détaillaient par ailleurs. On ne parle que de la forme de l’action tout en laissant planer le flou, faisant penser que les activistes se sont introduitExs sur la piste de l’aéroport (ce qu’iels n’ont pas fait et qu’iels ont dit qu’iels ne feraient pas). Malgré les images tournées, on ne parle pas de la sur-réaction de la brigade de sécurité de l’aéroport. On laisse ensuite toute la place à la présidente locale de l’UDC qui, en 4 minutes, va stigmatiser sans justification les actions militantes et agiter les peurs liées à de multiples paniques morales (« éco-terrorisme », « laxisme de la justice », « mise en danger de la sécurité », « exagération de la catastrophe climatique », « mise en péril de l’économie »…). Et, comme si cela ne suffisait pas, tout cela s’accompagne d’un autre sujet, sorte de publi-reportage en faveur de l’EBACE.

L’impression générale qui se dégage de l’ensemble est, d’un côté, un appui à l’aviation d’affaire, à ses promoteurs, qu’ils soient politiques, publicitaires ou industriels et, d’un autre côté, la stigmatisation des manifestantExs, qui occupe quasiment toute la place (dans un des sujets intitulé « Actions pour le climat : tout est permis ou presque », on y présente les peines de 120 jours-amendes comme « dérisoires ») et la problématique écocidaire des jets privés complètement passée sous silence.

Il ne s’agit vraisemblablement pas ici de manipulation sciemment orchestrée mais, et c’est peut-être encore plus inquiétant, on a plutôt l’impression que chacun se contente de faire ce « qu’il a à faire », sans se poser de questions. Une évidence reste : toute notion d’esprit critique semble à tout le moins malvenue sur cette scène médiatique.

  1. Les forces en présence

Le combat fait donc rage entre celleux qui veulent s’accrocher à la notion de légalité et celleux qui défendent légitimement l’intérêt collectif. Si dans la majorité des cas le changement semble vérouillé par des intérêts puissants, il existe des failles à exploiter. Certains acteurs s’y emploient.

La justice

En se penchant sur les cas qui impliquent Holcim et la justice, on pourrait très vite avoir l’impression que cette dernière est aux ordres de la multinationale, et qu’elle n’est que ça. Mais on trouve aujourd’hui des cas qui montrent que la justice peut aussi être utilisée afin de faire progresser la reconnaissance de la légitimité. C’est dans ce sens qu’on peut interpréter l’ensemble des règles qui intègrent les droits humains et environnementaux dans les droits nationaux ou internationaux. Divers acteurs peuvent se saisir de ces règles pour faire progresser les jugements rendus dans le sens de la légitimité. Évidemment, ce mouvement est encore très largement minoritaire mais son émergence ne doit pas être sous-estimée.

Ainsi, récemment interviewée par la RTS, Julie Ripoll de l’organisation « Notre affaire à tous » [10] expliquait « qu’il y a vraiment un mouvement mondial qui est en train de se créer où, à la fois, les ONGs, les sociétés civiles du monde entier se saisissent des bases du droit existant dans leur pays pour aller chercher la responsabilité de ces multinationales et les obliger à changer ou alors essayer de penser des nouveaux outils du droit qui permettraient peut-être d’aller plus vite, d’être plus ambitieux encore dans nos objectifs pour ces acteurs économiques » [11]

La loi

Si la justice est censée appliquer la loi, celle-ci est écrite par le pouvoir législatif. Ce sont donc les politiques qui conçoivent les lois et les votent. Ce faisant, les parlements sont également investis par des armées de lobbyistes, qui sont souvent considérés comme les vrais rédacteurs de grandes parties des lois.

Là aussi, ce serait une erreur de croire que tous les politiques et tous les lobbyistes agissent dans le même sens. Mais les poids en présence sont très souvent déséquilibrés. Ainsi, si des politiques progressistes sont parfois défendues dans les enceintes parlementaires, celles qui sont réactionnaires ou libérales sont plus souvent promues. Si des lobbies pour le bien commun existent aussi, on en trouve nettement plus (et surtout avec des moyens bien plus considérables) qui défendent des intérêts particuliers. On pense singulièrement aux grands secteurs industriels (agro-alimentaire, pharmaceutique, énergies fossiles, automobile… et cimentiers).

Le mobile honorable, une tentative d’harmonisation entre le légal et le légitime

Récemment, à Genève, un militant climatique coupable d’avoir peint des mains rouges sur la façade du Crédit Suisse avait été condamné mais avait vu sa condamnation réduite en raison du « mobile honorable », son geste étant destiné à attirer l’attention sur les conséquences néfastes sur l’environnement des investissements de l’institution bancaire. Le Ministère public genevois a recouru contre cette décision auprès du Tribunal fédéral, qui a finalement estimé que l’atténuation de la peine pour mobile honorable n’était pas justifiée. 

Ce qui est intéressant pour notre propos, c’est qu’on a ici clairement un cas où deux cours de justice rendent deux avis différents portant sur la notion de « mobile honorable »… en d’autres termes, deux avis divergents sur la notion de « légitimité de la cause ». La notion de « mobile honorable » a été, dans un premier temps, utilisée pour prendre en compte la légitimité de l’acte et, dans un second temps, elle s’est vue balayée, réduisant dans le même temps cette légitimité.

Nous avons donc ici à la fois la justice cantonale qui tient à rapprocher le légal du légitime, et la justice fédérale qui tient à maintenir béant l’écart entre les deux. Et, en fin de compte, c’est le plus puissant qui l’emporte… 

Les chiens de garde (presse et politique)

Comme pour les autres types d’acteurs, la presse et les politiques ne sont pas unilatéralement du côté de la légalité contre la légitimité. Mais, comme pour les autres types d’acteurs, le camp de l’écart entre légalité et légitimité est nettement plus puissant que celui du rapprochement entre les deux notions.

Ainsi, la presse (qu’elle soit papier, radiodiffusée ou télévisée) développe jusqu’à la nausée le journalisme de cours ou de préfecture, reprenant sans filtre critique les messages provenant des politiques ou du marché. Face à ces vagues de renoncement à la mission d’information, une presse indépendante s’est levée et forme aujourd’hui une galaxie, très fragile et vulnérable, mais qui a décidé de prendre à bras-le-corps l’objectif de proposer une information documentée, critique et parfois militante. Cette presse indépendante pèse d’un poids dérisoire en termes d’influence mais on y trouve les ferments d’une façon plus éthique de faire de l’information.

Du côté des politiques, là aussi, certaines voix se font entendre, qui tendent à remettre en cause le système capitaliste. Même si elles sont le plus souvent minoritaires et que leurs idées peinent à être transformées en décisions politiques, elles ne laissent pas les politiques soutenant l’holcimisation ronronner. 

Le système capitaliste

On trouve donc parmi chacune de ces catégories d’acteurs, d’un côté, des forces puissantes qui œuvrent à maintenir l’écart entre légitime et légal ; et de l’autre, des forces minoritaires qui luttent afin de réduire cet écart.

L’opposition entre les forces porte en fait bien plus sur l’intérêt qui est défendu : d’un côté, nous avons l’intérêt commun, la lutte en faveur des biens collectifs et, de l’autre, nous trouvons les défenseurs des intérêts particuliers, singulièrement les intérêts des plus puissants. C’est pour cela que nous avons gardé le système capitaliste comme dernier type d’acteur. Dans ce système, on ne trouve que des tenants de l’holcimisation: c’est-à-dire des partisans de la distance entre le légal et le légitime. Et, en face de lui, face à ce géant qui écrase presque tout sur son passage, on trouve les mouvements qui se sont lancés dans la lutte en faveur de nos biens communs. Si ce mouvement prend de multiples formes, s’il intègre de nombreuses luttes, aussi diverses soient-elles, on peut postuler que l’ensemble de ces luttes anticapitalistes convergent vers la défense du bien-être collectif.

  1. Conclusion

En fin de compte, la lutte pour la légitimité d’actions ou de discours se situe à un niveau bien différent de celui pour leur légalité. Il s’agit bien souvent d’un travail de terrain de longue haleine, dans la rue, dans les médias, dans les espaces de discussion, bref au cœur de la société, et en dehors des salles d’audition et de procès. Mais ces combats, pour le légitime et pour le légal, se croisent et peuvent se renforcer, à condition de porter la redéfinition de la légitimité au premier plan. Car c’est d’abord dans la conscience collective des enjeux écologiques, dans la politisation de la société et dans son acceptation de moyens de lutte à la hauteur des enjeux, que se mesurera une avancée réelle (ou du moins son imminence) vers un monde plus juste et écologiste. 

Les décisions judiciaires ne sont malheureusement pas la garantie d’un tel progrès. Car les multinationales mortifères auront toujours les moyens d’amoindrir ces attaques, ou de contourner la loi comme elles le font déjà. Faire en sorte que l’illégitime reconnu comme légal devienne illégal, comme les attaques judiciaires contre les entreprises climaticides, n’est donc pas un but en soi. Mais ces tentatives ne sont de loin pas sans intérêt. Car les lois et les décisions judiciaires façonnent aussi notre perception de l’illégitime et du légitime, d’autant plus quand elles ont une grande portée médiatique, et leur modification peut servir à changer petit-à-petit le rapport de force en notre faveur. Et les petites avancées concrètes qu’elles concèdent parfois sont autant de points d’accroche pour une lutte à long terme et l’esquisse d’un monde plus juste. De la même manière, le but n’est pas de faire en sorte que les actions directes contre les multinationales deviennent forcément légales, mais plutôt qu’en tant que moyens de lutte légitimes elles permettent de rendre leurs cibles illégitimes. 

En somme, la guerre symbolique que mènent les détracteurs de l’écologie est une guerre que nous devons mener de front, malgré l’asymétrie des forces de chaque camp. Car c’est dans la légitimité que la société donne à une lutte écologiste déterminée que l’illégitimité du monde capitaliste apparaîtra comme évidente. Et que son rejet progressera partout.


[1] https://www.rts.ch/info/suisse/12169855-climat-holcim-et-lonza-les-plus-gros-pollueurs-en-suisse.html#chap01

[2] https://www.greenpeace.ch/fr/story-fr/60155/lafargeholcim-pollution-environnement-maladies/

[3] https://www.letemps.ch/monde/asie-oceanie/plainte-climatique-contre-holcim-une-premiere-suisse

[4] https://www.letemps.ch/monde/asie-oceanie/plainte-climatique-contre-holcim-une-premiere-suisse

[5] https://www.novethic.fr/actualite/environnement/climat/isr-rse/apres-la-condamnation-de-shell-aux-pays-bas-les-litiges-climatiques-deviennent-un-vrai-risque-pour-les-entreprises-149859.html

[6] https://reporterre.net/Climat-une-premiere-mondiale-en-Allemagne-la-plainte-contre-une-grande

[7] Lire ici le paragraphe 2 : « Assumer plus de radicalité » https://reporterre.net/Mouvement-climat-strategie-Radicalite-luttes-locales-criminels

[8] Il est clair que ce n’est pas une étiquette qu’ils revendiquent. C’est pourtant celle qui leur colle le mieux dans ce contexte d’holcimisation.

[9] Ces questions sont aujourd’hui extrêmement bien documentées en France. Par exemple, https://www.mediapart.fr/journal/economie/dossier/media-crash-le-fiasco-des-proprietaires-milliardaires?page=2

[10] https://notreaffaireatous.org/qui-sommes-nous/

[11] https://www.rts.ch/info/sciences-tech/environnement/13238681-holcim-poursuivi-en-justice-pour-sa-responsabilite-dans-la-crise-climatique.html

Pour réagir à ce texte, ou nous transmettre des exemples d’holcimisation, écrivez à freejeremy@riseup.net